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Conscription en Ukraine : un projet de loi controversé sur la mobilisation militaire voté en première lecture

Publié par Libération le 8 février 2024

Après deux années d’une guerre dont on sait désormais qu’elle sera longue, Kyiv a besoin de regarnir les rangs de son armée, résiliente mais épuisée. En décembre, Volodymyr Zelensky a annoncé que le commandement militaire demandait le recrutement de 500 000 nouveaux conscrits en 2024. Depuis, le débat fait rage sur les modalités et le sens de cette mobilisation massive.

Mercredi [7 février 2024], le Parlement a voté en première lecture un projet de loi qui introduit une période de service fixe de trente-six mois, après laquelle un soldat peut être démobilisé. L’âge minimum pour la conscription passe à 25 ans au lieu de 27. En outre, des restrictions supplémentaires pourront être imposées à ceux qui ne répondent pas à une convocation. De nombreux Ukrainiens se trouvent à l’étranger, partis avant l’invasion russe ou depuis. S’ils sont dans la tranche d’âge des mobilisables, ils devront désormais présenter des documents d’enregistrement militaire auprès des ambassades ukrainiennes pour bénéficier de services consulaires, notamment un renouvellement de passeport.

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Source : https://www.liberation.fr/international/europe/elargissement-de-la-conscription-en-ukraine-personne-na-envie-de-mourir-mais-je-ne-crois-pas-quon-ait-vraiment-le-choix-20240208_U756URIOFRAYBKCRCHJHZHS5UA/


Publié par Le Devoir, le 17 février 2024

Après deux ans de guerre en Ukraine, la difficile mobilisation pour le front

Deux ans après le début de l’invasion russe, l’armée ukrainienne peine à recruter de nouveaux combattants. Car les hommes en âge de combattre avouent craindre la violence du front.

« Comme tous les hommes, j’ai peur de partir au combat. » La voix tremblante, Vitali, 35 ans, baisse les yeux, l’air gêné. Pour chasser toute ambiguïté, il assure qu’il est patriote — « l’Ukraine doit gagner ! » —, mais ce chauffeur de taxi de Kiev, la capitale, est tiraillé entre la défense des intérêts nationaux et la crainte de mourir. « J’ai l’âge d’être mobilisé par l’armée pour combattre. S’ils m’appellent, j’irai. Mais j’ai peur de ce qui m’attend là-bas. On a tous un proche qui a pris les armes : ceux qui ont été mobilisés au front reviennent soit morts, soit avec une jambe en moins. » 

Vitali contourne la place Maïdan. Sur la rue Khreschatyk, au pied du monument à l’indépendance, un vent froid d’hiver agite les milliers de petits drapeaux ukrainiens plantés dans le sol par les passants. Dans la masse de couleur jaune et bleu, des photos de soldats morts au combat sortent du lot.

Les martyrs de la guerre contre l’envahisseur russe sont glorifiés, l’Ukraine est toujours déterminée à chasser les soldats de Moscou de la moindre parcelle de terre ukrainienne. Mais la bataille est ardue. Aujourd’hui, les soldats meurent pour gagner quelques mètres de terres dans un front quasi figé.

« Le front, c’est l’enfer »

« Je ne suis pas prêt à prendre les armes », affirme Oleg, 38 ans, qui tient un café dans le centre de la capitale. En Ukraine, tous les hommes âgés de 27 à 60 ans sont susceptibles d’être mobilisés par l’armée.

« Certains de mes amis sont partis au front. Notre pays est attaqué, nous devons le défendre, mais j’ai la trouille. Les médias traditionnels étalent l’étendue de nos victoires, mais la réalité, nous la connaissons. Le front, c’est l’enfer. Et sur les réseaux sociaux, nous voyons les images des morts, des blessés, les familles à la recherche des soldats disparus. La guerre est sans pitié. Je ne suis pas formé, les autorités devraient d’abord prendre ceux qui sont prêts à se battre, comme les gendarmes, et après, ils pourront appeler les gens comme moi. »

Lors de la première année de la guerre, gonflés par le choc de l’invasion et par les victoires de leur camp, les Ukrainiens avides de défendre leur contrée ont pris d’assaut les centres de recrutement. Mais l’échec de la contre-offensive de 2023 a porté un dur coup au moral des troupes. Et l’Ukraine s’est installée dans une guerre sans perspective de victoire à court ou moyen terme. Les combats sont rythmés par des batailles meurtrières pour le contrôle de localités moyennes, comme Bakhmout en 2022-2023 ou Avdiivka aujourd’hui. 

Face à la « vague humaine » en provenance de la Russie, qui mobilise des centaines de milliers de soldats, l’Ukraine a besoin de lever de nouvelles troupes sur le front. Volodymyr Zelensky avait déclaré en décembre que l’armée lui avait proposé de mobiliser jusqu’à 500 000 personnes supplémentaires.

Début février, la Rada, le Parlement ukrainien, a voté en première lecture un texte voulu par le gouvernement visant à simplifier les mesures d’enrôlement militaire. Il comprend le passage de l’âge de la conscription de 27 ans à 25 ans, des sanctions plus fermes pour les réfractaires et la possibilité de mettre à jour ses documents sur Internet. Les soldats pourraient aussi demander à être démobilisés après 36 mois de combat, alors que leur service est actuellement illimité. 

Pour être adopté, le texte doit cependant encore faire l’objet de débats parlementaires et d’un vote en deuxième lecture, une procédure qui peut s’étaler sur plusieurs semaines. Le président Volodymyr Zelensky devra ensuite le promulguer.

Fausses exemptions et clubs de MMA

Pour éviter la conscription, des hommes ont quitté le pays à l’aide de passeurs, bravant la loi martiale qui interdit aux hommes âgés de 18 à 60 ans de sortir du territoire national. Certains médecins produisent aussi de faux certificats d’exemption contre quelques milliers de dollars. D’autres hommes — les déplacés de guerre et les travailleurs au noir, entre autres — sont difficiles à repérer. 

Pour trouver des civils aptes au combat, les autorités recrutent d’ailleurs, parfois de force, dans les clubs de MMA (Mixed Martial Arts) ou les stands de tir. Les centres d’entraînement sont aussi un vivier de recrues potentielles.

Sur la rive orientale du Dniepr, dans le district de Dvrz, Gennady, habillé d’un treillis militaire, forme les nouveaux mobilisés de l’armée pour les préparer au combat, mais aussi une poignée de civils soucieux de pouvoir se défendre en cas de retour des troupes russes dans la région de Kiev : « Deux fois par semaine, quelques dizaines de civils viennent s’entraîner aux techniques de combats. On leur apprend à manier des armes et à se déplacer dans un environnement hostile. » Cette formation de 34 jours est insuffisante pour être envoyé au front, mais les civils qui viennent s’entraîner sur place ont plus de probabilités d’être détectés par les autorités de Kiev que le reste de la population, qui ignore le maniement des armes

« Outre les civils, nous entraînons aussi des hommes qui viennent d’être mobilisés, et qui seront bientôt envoyés au front », indique Gennady. L’âge moyen des mobilisés est de 43 ans. « Leur situation physique n’est donc pas optimale : il serait préférable d’appeler des hommes de 30 ans. Quant à leur moral, il n’a jamais été aussi bas. Leur paie est mauvaise, ils n’ont pas de perspective de retour à court et à moyen terme. Bref, ils sont déprimés. »

Sur le front

C’est dans ce contexte morose que le très populaire général Valeri Zaloujny, dont les relations avec le président Zelensky étaient tendues, a été limogé de son poste de chef des armées au début février, puis remplacé par le général Oleksandr Syrsky. Responsable du commandement de plusieurs batailles, dont celle de Bakhmout, Syrsky est critiqué pour avoir sacrifié de nombreux soldats ukrainiens. 

« Je respecte la nomination de Syrsky, mais elle intervient dans un contexte difficile. » Non loin du centre de recrutement, dans un quartier résidentiel, Oleg, 46 ans, remplit sa camionnette de vivres et de réchauds. « Je vais les amener demain à Koupiansk, dans l’oblast de Kharkiv. Chaque semaine, je pars sur le front pour livrer du matériel aux soldats. »

Volontaire depuis le début de la guerre pour aider l’armée ukrainienne, Oleg côtoie régulièrement les troupes de Kiev. « Certains hommes se battent sans arrêt depuis deux ans. Ils ne peuvent pas être démobilisés, car il n’y a pas de roulement. Ceux restés à l’arrière pourraient prendre le relais, mais trop peu s’engagent. Avec le conflit qui dure, si vous êtes mobilisé pour l’armée, c’est pour la vie ; c’est terrible pour ceux qui sont sur le front. Il faut que cette situation change, qu’ils aient un espoir de rentrer chez eux. »

Dans les locaux où il stocke les dons à destination des soldats, des squelettes de missiles parsèment les lieux. Sur les murs, aux côtés du drapeau national, le drapeau de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne dessine l’espace. « Nous sommes des civils, nous aidons comme nous pouvons. Mais selon moi, à Kiev, une partie de la population est trop insouciante : elle ne voit pas le danger que notre peuple court. Si les Ukrainiens qui profitent de la vie à Kiev faisaient plus pour aider l’effort de guerre, on n’en serait pas là », affirme Oleg, désabusé.

Au-delà des combats

Pour éviter d’être envoyés au front, certains Ukrainiens prennent les devants et s’engagent dans l’armée pour des activités de bureau, loin des combats. Olesia Korzhenevska l’a bien compris : la militante a créé une école à Podil, le quartier branché de Kiev, pour faire connaître les métiers de l’armée ukrainienne. « Quand les Ukrainiens pensent “mobilisation”, ils s’imaginent immédiatement le front. Mais beaucoup de métiers sont mal connus, comme l’enseignement, la fabrication de drones ou le renseignement. » 

L’activiste est en lien avec l’armée et lui recommande des recrues intéressées par les métiers militaires. Ce type de structure rencontre d’ailleurs un franc succès chez les Ukrainiens, qui préfèrent s’engager dans un domaine qu’ils ont choisi et ainsi éviter la possibilité d’être conscrits. « Les hommes ont peur, c’est normal. L’armée communique mal ses opportunités de travail. Mon idée, c’est de leur montrer qu’ils ne vont pas mourir demain s’ils s’engagent dans l’armée. »

Car face à l’installation durable de la guerre au pays, une mobilisation générale pourrait bientôt être annoncée.

Source : https://www.ledevoir.com/monde/europe/807383/devoir-ukraine-apres-deux-ans-guerre-ukraine-difficile-mobilisation-front