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« Les gens ne veulent pas mourir pour une cause perdue » : en Ukraine, certains hommes fuient la conscription forcée

Publié par Slate le 20 février 2025

Alors que l’armée ukrainienne est en manque de soldats, une police spéciale du gouvernement de Kiev contrôle et réquisitionne par la force les hommes en âge d’aller combattre l’ennemi russe. Reportage à Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine.

À Kharkiv (Ukraine)

TCK. En Ukraine, ces trois lettres terrorisent la population et font planer la menace d’être envoyés au front face à la Russie. Aussi appelée TCC et désignant le «Centre territorial de recrutement et d’accompagnement social», cette branche de la police nationale ukrainienne soutenue par les services de renseignement et le ministère de l’intérieur opère dans les principales villes du pays en installant, dans les rues et les lieux fréquentés, des barrages aléatoires à la recherche d’hommes en âge de combattre qui pourraient venir gonfler les rangs de l’armée ukrainienne, mise à mal par trois ans de conflit et de lourdes pertes sur le terrain.

À Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine, deuxième ville du pays avec environ 1,4 million d’habitants et proche de la ligne de front, la pression est d’autant plus forte. La solidarité citoyenne s’organise pour aider et protéger ceux qui refusent de perdre la vie dans une guerre qui, selon eux, serait perdue d’avance. Certains jeunes hommes raflés ont payé pour être relâchés et vivent aujourd’hui dans la crainte d’être de nouveau arrêtés.

Se cacher ou être arrêté

À Saltivka, un quartier résidentiel du nord de la ville de Kharkiv, Yevgeniy, 51 ans, a installé son atelier de carrosserie dans un garage désaffecté, où l’aide Oleksiy, son fils de 26 ans. Selon lui, les contrôles et la conscription forcée dans l’armée ukrainienne ciblent en priorité les classes sociales les plus pauvres, au sein desquelles les gens sont les moins éduqués, car ils sont souvent plus influençables et ne peuvent pas payer l’amende réclamée en échange d’un sursis.

Atteint d’un cancer, Oleksiy est en phase de rémission. Il est officiellement dispensé de servir sa patrie, mais il préfère vivre caché par crainte d’être enrôlé de force«Le gouvernement a les listes des personnes mobilisables, raconte le jeune homme. Un jour, des policiers se sont présentés chez moi, mais j’étais à l’hôpital pour recevoir mon traitement. Ils ont questionné ma mère, puis sont venus à l’hôpital pour vérifier mon état de santé en demandant aux médecins à quel moment j’allais être en état d’aller combattre. J’ai eu très peur.»

Ici en décembre 2024, le jeune Oleksiy, 26 ans, travaille caché dans l'atelier de carrosserie de son père dans la banlieue de Kharkiv, dans le nord-est de l'Ukraine. | Léa Thomas

Ici en décembre 2024, le jeune Oleksiy, 26 ans, travaille caché dans l’atelier de carrosserie de son père dans la banlieue de Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine. | Léa Thomas

Quelques rues plus loin, Ruslan travaille dans une casse automobile en triant des pièces usagées. Petite taille et visage juvénile, à 28 ans, il a déjà été arrêté à deux reprises. « Normalement, j’ai un certificat médical qui prouve que je souffre d’un asthme aggravé depuis l’enfance, ce qui ne me permet pas d’aller sur le front, prévient-il. Mais la TCK m’a déjà attrapé avec des méthodes très brutales. Ils m’ont pris et m’ont mis dans un fourgon en confisquant mon téléphone. J’ai dû payer pour qu’ils me laissent. Les sommes réclamées sont très élevées si on les compare au niveau de vie et aux revenus actuels en Ukraine. La dernière fois, j’ai dû payer une amende de 100.000 hryvnias [l’équivalent de 2.300 euros, ndlr]. Souvent, la police convoque les hommes pour mettre à jour leurs documents militaires, mais c’est une excuse pour les attirer au bureau de recrutement et les arrêter.»

Ruslan, 28 ans, a déjà été arrêté à trois reprises par la TCK. Il a dû payer des sommes importantes pour être relâché. | Léa Thomas

Ruslan, 28 ans, a déjà été arrêté à trois reprises par la TCK. Il a dû payer des sommes importantes pour être relâché. | Léa Thomas

Dans un appartement abandonné de la deuxième ville d’Ukraine après Kiev, Oleksandr survit sans chauffage, malgré les températures glaciales du mois de décembre 2024, un sac à dos regroupant ses quelques affaires. À 48 ans, il a lui aussi été arrêté plusieurs fois. Selon lui, l’État ukrainien cherche à se débarrasser des hommes invalides et estropiés, pour ne plus avoir à leur verser les indemnités d’invalidité.

«Les Russes sont beaucoup plus forts, c’est une évidence. Les gens ne veulent pas mourir pour une cause perdue.»

Oleksandr, 48 ans, habitant de Kharkiv

Russophones, les hommes des régions de l’Est ukrainien seraient également visés en premier. Blessé lors de la guerre du Donbass en 2014, Oleksandr témoigne à visage découvert, arguant ne plus avoir grand-chose à perdre. «Je n’ai plus d’habitation et mes documents d’identité ont été détruits en 2022 durant l’occupation russe, lorsque ma maison a été bombardée, retrace-t-il. Personne ne viendra me chercher ici. L’État ukrainien se fait passer pour une grande victime dans cette histoire, mais en réalité, c’est la corruption. Les hommes riches et influents ont été mis à l’abri en Europe et les pauvres doivent mourir pour le pays

Depuis l’annonce de la mobilisation générale au premier jour de l’invasion russe de l’Ukraine, il y a maintenant près de trois ans, le 24 février 2022, les hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans ont l’interdiction de sortir du territoire, à de rares exceptions près. Le regard vide, Oleksandr conclut: «Les Russes sont beaucoup plus forts, c’est une évidence. Les gens ne veulent pas mourir pour une cause perdue.»

Oleksandr a été blessé lors de la guerre du Donbass en 2014, puis il a perdu sa maison et ses papiers d'identité pendant l'occupation russe de fin février à début octobre 2022. Il vit toujours à Kharkiv dans des appartements abandonnés. | Léa Thomas

Oleksandr a été blessé lors de la guerre du Donbass en 2014, puis il a perdu sa maison et ses papiers d’identité pendant l’occupation russe de fin février à début octobre 2022. Il vit toujours à Kharkiv dans des appartements abandonnés. | Léa Thomas

Des pratiques vivement critiquées par la société civile

Pourtant, pour la population ukrainienne qui voit les troupes russes progresser, malgré la mobilisation de ses compatriotes sur le front, les enrôlements par la force sont loin de faire l’unanimité. Des groupes d’informations se mettent en place sur les réseaux sociaux pour identifier les lieux où la TCK effectue des contrôles et cible les hommes en âge de combattre au sein de l’armée ukrainienne, près d’un an après l’abaissement officiel de l’âge légal de la mobilisation de 27 à 25 ans, au début du mois d’avril 2024. Les endroits où la TCK opère sont multiples et vont des rues aux parcs publics, ainsi que dans les centres commerciaux et aux entrées du métro.

Arseni est chauffeur de VTC à Kharkiv. Il appuie sur l’importance de la solidarité entre citoyens. «Vous voyez, ces applications sont utilisées par de nombreuses personnes qui s’organisent pour ne pas être attrapées, indique-t-il en montrant son téléphone portable. Des habitants de Kharkiv de tous âges, hommes et femmes, mettent à jour en temps réel les rues où la police est postée et procède à des contrôles. Souvent, des agents de la TCK font le guet dans les parcs dans l’attente d’hommes qui passeraient par là. Récemment, les contrôles se sont multipliés et les arrestations violentes aussi. Ces derniers jours [en février 2025, ndlr], la police a organisé des descentes dans les bars et les restaurants, mais aussi à la gare ferroviaire, qui représente le premier lieu par lequel les hommes peuvent fuir.»

Un exemple de réseau social utilisé par les citoyens de Kharkiv pour localiser et partager les lieux de contrôle de la TCK, écrit «ТЦК» en cyrillique. Décembre 2024. | Léa Thomas

Un exemple de réseau social utilisé par les citoyens de Kharkiv pour localiser et partager les lieux de contrôle de la TCK, écrit «ТЦК» en cyrillique. Décembre 2024. | Léa Thomas

Dans un contexte extrêmement difficile pour une armée de Kiev en manque d’effectif, la police ukrainienne a annoncé, les vendredis 10 et 17 janvier, avoir effectué respectivement plus de 600 perquisitions, puis plus de 200 opérations du même type dans plusieurs régions du pays. Et ce, afin d’enrayer les réseaux de passeurs qui exfiltrent des hommes qui fuient la conscription obligatoire pour les individus entre 25 et 60 ans.

À cela s’ajoute la mise en place par le gouvernement ukrainien d’un contrat d’engagement militaire d’une durée d’un an, à destination des jeunes hommes âgés de 18 à 24 ans. Basée cette fois sur le volontariat, cette nouvelle «initiative» présentée le 11 février par le ministère ukrainien de la Défense, permettra un recrutement supplémentaire de soldats pour tenter de freiner l’avancée des forces russes sur le front de l’Est, alors que le conflit russo-ukrainien s’apprête à entrer dans sa quatrième année.

Source : https://www.slate.fr/monde/ukraine-vivre-crainte-conscription-forcee-hommes-age-combattre-armee-mobilisation-recrutement-soldats-arrestations-fuite-police-tck-kharkiv-guerre-russie